Il m’arrive de découvrir une œuvre comme on croise une présence. Une de celles qui, des années plus tard, laisse encore son empreinte et transforme ma perception du monde.
Molly, pièce inspirée de la nouvelle de l’Irlandais Brian Friel, mise en scène par l’immense Laurent Terzieff au Théâtre de la Gaîté-Montparnasse en 2005 résonne toujours en moi.
Aveugle depuis l’âge de dix mois, Molly assume sa cécité sans s’y réduire. À quarante ans, elle mène une vie autonome et travaille comme kinésithérapeute. Elle vit avec Frank, autodidacte doux et bavard, fasciné par les idéaux humanitaires. Molly s’est façonné un monde intérieur profondément sien : subtile, riche de matières, sons, repères et intuitions fines.
Mais Frank convainc un chirurgien des yeux, Monsieur Rice, de tenter de lui rendre la vue. Le médecin accepte, sans doute pour retrouver un peu de notoriété et apaiser un passé douloureux. L’opération réussit. Et pourtant, c’est là que commence l’épreuve pour Molly : elle doit maintenant apprendre à voir. Mais ce pays de la vision, qu’elle n’a jamais vraiment désiré, ne devient-il pas pour elle un territoire d’exil ?
Frank et Monsieur Rice, dans leur aveuglement égoïste, n’ont-ils pas projeté sur elle leurs propres manques ? Le monde extérieur envahit alors Molly, et son monde intérieur vacille.
Un Monde en soi
Dans son Traité de l’âme, Aristote identifie cinq facultés de l’âme : nutrition, sensation, représentation phantasia, réflexion et motricité. Il est le premier philosophe à reconnaître la représentation dans sa fonction propre : ni sensation, ni opinion, elle permet d’évoquer des images en l’absence de perception directe – par la mémoire ou l’imagination.
Elle peut ainsi susciter des émotions intenses, dramatiques ou comiques, sans lien avec la réalité. Mais elle peut aussi induire en erreur : car, contrairement aux sens, la représentation peut être trompeuse. Par exemple selon Aristote, nous voyons le soleil grand comme un pied tout en sachant qu’il est bien plus vaste que la Terre. La représentation n’est donc ni sensation, ni opinion, ni une simple combinaison des deux – mais un monde en soi.
C’est sans doute ce monde que Molly habite. Un monde de perception intérieure, de projections, de vérité sensible.
Ce carnet est une invitation à fermer les yeux, à se reconnecter à soi, à ressentir autrement.
Rituel de Molly
Debout ou allongé.e,
Les yeux clos,
Laisse le monde connu s’éloigner doucement.
Ressens les épaules, les trapèzes, les cervicales, la nuque.
Puis seulement… le visage, ses contours, ses reliefs.
Oublie toute représentation connue. Oublie tout ce que tu crois savoir.
Comme si tu découvrais un paysage, une planète inconnue, une sensation. Oublie.
Ressens le souffle, la lumière voilée, la chaleur ou la fraîcheur de l’espace en toi.
Détends, détends, détends encore les mâchoires — en trois temps. Relâche la langue. Entrouvre la bouche.
Laisse fondre la lourdeur de la tête dans l’air. Tes pensées s’envolent. Oublie encore. Habite ton visage. Il devient un temple. Un lieu précieux.
Ce rituel, je le transmets pour que chacun.e puisse réapprendre à se ressentir, à entrer dans ce monde qui ne dépend que de soi.

Et vous, quel est le monde que vous portez ? Prenez-en soin. Il est votre source, votre refuge, votre chant.